Un rugissement animal résonnait entre les arbres. Echo sinistre de mauvais augure, ondoyant au-dessus des ronces et des buissons... Rampant au sol... Courant sur les cimes... Un cerf releva brusquement la tête, oreilles pointées, le museau dégoûlinant d'eau fraîche. Ses naseaux fins palpitèrent. Laissant échapper un ronflement apeuré, il fit demi-tour et s'éloigna d'un petit galop sec. Ses sabots sonnèrent sur la terre sèche. Qu'avait-il senti ? Qu'avait-il perçu que le photographe humain, tapis là depuis l'aube, n'avait pas idée ? Pourquoi s'était-il enfui alors que la forêt lui semblait si paisible ?...
L'homme, surpris et déçu, se redressa sur les coudes. Ses lunettes glissaient sur son nez, il les remonta d'un geste machinal. Son chapeau mou était de travers, son appareil sophistiqué avait de la terre sur la sangle. A présent que le cerf était parti, il se retrouvait seul. Non pas que la solitude le dérangeait. Sa passion n'était pas une passion de groupe. Le bonhomme grommela contre ce vent qui avait effrayé son sujet. Un magnifique sujet, d'ailleurs. Il s'agenouilla, frotta ses cuisses humides et s'étira.
Shhhhssss...
Intrigué, l'humain se figea. La brise était tombée. Il n'y avait plus du tout de vent. Il avait entendu du bruit... C'était certain. Un froissement... Des feuilles... Il haussa les épaules, pour la forme. Une moiteur humide naquit entre ses omoplates. Ce silence était... Oppressant. Il se leva un peu trop vite, et une fois debout, il hésita. Hésita. Frissonna. Brusquement, il faisait froid...
Un souffle rauque lui transperça l'estomac de peur. L'homme agita les bras, avança, se tourna, recula ; nerveux, il cherchait - quoi ? Un ennemi ou une sortie ?... Tout à coup, il vit quelque chose et se figea dans sa stupéfaction. Il ouvrit la bouche, oublia de remonter ses lunettes, les mains entrouvertes et frémissantes... Rêvait-il ou était-ce bien un ange qu'il regardait ?
L'être qu'il fixait était le plus beau qu'il eut jamais vu. Il avançait d'une foulée très ample, très lente, et sa courte robe blanche voletait avec grâce le long de ses courbes voluptueuses. Son regard se perdit dans les abîmes divins de sa poitrine, l'onde latérale de ses hanches, le balancement négligé de ses bras blancs. Un cou noble aux appels charnels soutenait un visage dont la perfection en était écrasante. Sa bouche pulpeuse, rouge sang, s'entrouvrait sur des dents qui semblaient peintes avec précaution ; ses yeux flamboyants étaient faits pour que tout mortel s'y perde, s'y prélasse, et s'y délecte jusqu'à son trépas : les intenses rubis surmontés d'un voile de cils noirs et de l'arc fier de sourcils dessinés au pinceau...
L'homme crut d'abord qu'il s'agissait d'un ange. Un pâle, innocent, triste ange à la voix pure... Mais sa voix n'était pas pure, elle était absolue, et elle était plus encore... Ses yeux étaient trop vifs, sa bouche trop sensuelle, sa peau trop blanche et la caressant, ses cheveux trop noirs... Non. C'était une nymphe. Une nymphe avec les charmes du Diable...
L'humain, complètement amorphe, s'approcha à pas maladroits droit devant lui. Elle s'arrêta. Le tissu léger de sa robe contrastait avec la dureté de son expression. L'homme songea béatement qu'elle était terriblement belle. Dangereusement tentante. Mortellement fascinante. Il nageait vers cet être supérieur, désireux de se traîner à ses pieds, trop heureux de cette attention qu'elle lui avait accordé ; lui, petit être soumis et stupide.
La déesse de la rose esquissa un sourire terrifiant, et l'homme n'eut pas peur. Elle était son amie, sa maîtresse, sa divine mère. Et, tout en fermant les yeux sous son souffle glacé, il sentit sa peau goûter au baiser de la Mort. Un baiser violent, tranchant, aussi brusque que l'était la fougue de ses prunelles rubis, aussi avide que ses lèvres entrouvertes... Un baiser que l'humain ne sentit pas, balloté dans son monde de coton et de douceur. Une fatigue morne l'envahit, et tandis que son corps se déchirait dans une explosion de sang, de craquements, de hurlements, il s'endormit d'un sommeil éternel... Un sourire heureux sur le visage.
Heureuses les âmes pures, qui se laissent anesthésier par le charme vénéneux des vampires.
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Le corps eut un bruit cassant quand il retomba sur le sol. Intriguée, je lui lançai un coup d'oeil, sourcils froncés. Ah, c'étaient les os ; dans la fureur précipitée de mains trop avides, j'avais exhumé les humérus, quelques côtes et un fémur. Certains pendaient, misérables baguettes blanc filé de rouge. La peau, déchirée, presque grise, paraissait flotter sur une absence de contenu. J'avais tendance à aspirer le contenu des organes principaux, coeur, foie, reins. Le sang qui s'y logeait était plus riche, plus goûteux que celui qui circulait innocemment dans les veines.
Je le poussai du pied afin d'examiner sous quel angle il serait le mieux ; si un animal sauvage avait pété les plombs et l'avait tué, il serait logique qu'il soit retrouvé sur le dos. La gorge arrachée, des traces de crocs. Que j'étais bonne actrice ! Moi-même je m'y serais trompée. On accuserait les loups, peut-être. Loup, loup, loup y es-tu ? Non, il n'y es pas, c'est moi qui tue...
Un craquement léger attira mon attention. Tournant la tête, je foudroyai du regard l'individu qui venait perturber le bâtissement de ma mascarade.
- Montrez-vous, au lieu de vous cacher, dis-je à voix haute.
Avec, je l'avoue sans honte, une certaine pointe d'agacement.